INTRODUCTION, PRÉFACES et POSTFACE
du
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française
par Paul ROBERT
Introduction au 1er volume
L'élaboration d'un dictionnaire général de la langue exige un travail assidu, poursuivi durant de longues années. Il faut, pour s'y astreindre, une foi persévérante dans l'utilité de l'effort. Si j'ai relégué au second plan maints avantages immédiats pour me consacrer à une entreprise aussi ardue, c'est qu'un profond espoir m'animait : celui de rendre service à bon nombre de mes contemporains, en France et à l'étranger.
Voici les raisons de cet espoir :
D'abord, l'absence de tout dictionnaire équivalant pour nous à ce que fut le Littré pour nos pères et nos grand-pères. Je n'entends, certes, pas dire que le célèbre Dictionnaire de la Langue française ait perdu ses droits à la place d'honneur sur le rayon le plus accessible de nos bibliothèques. Un tel ouvrage est irremplaçable, mais il a vieilli à bien des égards et le besoin d'une mise à jour s'impose depuis longtemps déjà : rappelons qu'il fut composé et publié de 1846 à 1872.
En un siècle, la langue française a évolué; trois générations de grands écrivains se sont succédé.
Des mots nouveaux sont nés, d'autres sont tombés en désuétude. Certains ont repris vie après un sommeil deux ou trois fois séculaire.
Surtout l'usage a modifié le sens de mille expressions en rejetant dans l'ombre l'acception primitive, seule enregistrée dans maints dictionnaires. Palabrer, dérivé de palabre, ne signifie plus « tenir une conférence avec un chef nègre », mais « discourir interminablement, bavarder », comme le montre l'exemple suivant :
« Les députés, Anciens ou Cinq cents, se formaient en groupes nombreux sur la terrasse et, en attendant qu'ils pussent occuper leurs locaux, se mirent à palabrer » (L. Madelin, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. II, p. 347).
Plus rarement, l'emploi actuel rapproche le mot de son étymologie. C'est ainsi qu'affirmer, que Littré n'a pu — fait surprenant — illustrer d'aucune citation, s'entend fréquemment aujourd'hui dans le sens d'affermir ou de raffermir :
« Le sens primitif s'affaiblit par la diffusion de l'expression, et… il a besoin d'être affirmé » (Brunot, la Pensée et la Langue, p. 683).
Les textes modernes rendent compte de nuances d'expression comme celle du verbe affecter, usité pour nommer, incorporer :
« Oh ! il sait se débrouiller ! Il s'est fait affecter à la météo… » (Martin du Gard, les Thibault, VIII, 10).
Ou comme celle d'affaires, effets personnels, sens déjà attesté chez Molière, mais plus courant de nos jours, malgré la condamnation de quelques puristes :
« Il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour de lui : les jupons de basin, les fichus, les collerettes… » (Flaubert, Madame Bovary, II, 12).
Or, les citations admises par Littré ne vont guère au-delà de Chateaubriand. Il a accueilli quelques écrivains de la première moitié du xixe siècle dont le nom a sombré dans l'oubli, il en a écarté d'autres qui ont pris rang parmi les plus célèbres dans notre littérature nationale : Stendhal, Balzac, Flaubert, Vigny, etc. Il est toujours malaisé d'anticiper le jugement du temps, mais il vaut mieux courir le risque d'un choix discutable parmi ses contemporains que de négliger par principe un demi-siècle de production littéraire.
Hatzfeld et Darmesteter, qui ont apporté une contribution si remarquable à la science étymologique et à la sémantique, n'ont guère puisé hors des sources utilisées par Littré lui-même, si bien que nous ne possédons aujourd'hui aucun dictionnaire général qui appuie ses définitions sur des œuvres vieilles de moins d'un siècle ! Pourtant, que de noms prestigieux ont illustré ces cent dernières années ! Le Victor Hugo des Contemplations et de la Légende des siècles, le Vigny des Destinées, Baudelaire, Sainte-Beuve, Taine, Renan, Flaubert, Fromentin, Daudet, Maupassant, Verlaine, Zola, France, Loti, Bourget, Barrès, Bergson, Proust, Valéry… pour ne citer que ceux d'hier.
Tout en conservant aux créateurs de la langue classique la place éminente qui leur appartient sans conteste, je me suis efforcé, avec l'aide de quelques amis, de reprendre et de poursuivre l'œuvre de dépouillement commencée par Littré. Il ne s'agit point là d'un inventaire général de la langue française, d'ailleurs entrepris par un organisme officiel qui accomplit lentement son immense tâche. Il fallait limiter la nôtre aux forces de quelques personnes de bonne volonté, sacrifier à regret de nombreux trésors pour puiser dans quelques-uns. Tout choix provoque la critique, Littré lui-même n'y a pas échappé. Nous répéterons avec lui que « l'usage contemporain est le premier et principal objet d'un dictionnaire ». Le but est atteint si les textes retenus rendent compte de cet usage. Par surcroît, leur réunion peut constituer une anthologie de la littérature nationale, pleine de fleurs précieuses, de « lambeaux de pourpre ». Mais il n'est pas, non plus, d'anthologie à l'abri des critiques…
La conception nouvelle d'un dictionnaire à la fois alphabétique et analogique a paru, en second lieu, justifier mon entreprise. Un mot n'est pas défini complètement par son étymologie, son classement grammatical et la signification de ses divers emplois. Il ne prend sa pleine valeur que par rapport aux autres mots qu'il évoque logiquement : non seulement ses synonymes, homonymes et antonymes, mais encore les termes auxquels le rattachent sa famille, sa place dans la phrase et les liens multiples de l'association d'idées.
Ces liens sont, évidemment, variables d'un individu à l'autre, et les variations individuelles de l'association des idées fournissent aux psychologues, et particulièrement aux psychanalystes, des indications sur la personnalité ou sur les états psychiques de chacun.
Il suffit de lire quelques pages d'un écrivain tel que Marcel Proust pour se convaincre que la pensée ne suit pas chez tous les êtres humains des évolutions semblables :
« Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu la Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. » (À la recherche du temps perdu, t. II, p. 229.)
Cependant, il paraît possible de dégager des variations individuelles de la pensée quelques enchaînements logiques, communs à un grand nombre d'hommes, sinon à tous. Par exemple, il semble bien que l'association de la violette au nom de Parme ne soit pas particulière à Proust, mais commune à tous ceux qui ont maintes fois assemblé dans leur esprit les mots violette de Parme.
Les sources communes de l'association des idées sont assez nombreuses pour que l'on puisse parler d'une logique des idées fondée sur des rapports généraux tels que le genre et l'espèce, le tout et la partie, le contenant et le contenu, l'agent et l'instrument…, rapports qui permettent d'élaborer un dictionnaire analogique aussi utile et souvent plus utile pour tout le monde qu'un simple dictionnaire alphabétique.
En effet, pour trouver un mot dans un dictionnaire alphabétique, il faut, d'abord, que ce mot soit déjà connu, ensuite, qu'il affleure à l'esprit. Impossible de le découvrir si l'on ignore son existence ou s'il reste enfoui au fond de la mémoire défaillante. C'est au dictionnaire analogique à le tirer du néant ou de l'oubli, au bénéfice de chacun, étudiant ou savant.
La plupart des Français utilisent moins de 5 000 mots alors qu'un dictionnaire général en comporte de 40 000 à 50 000. À côté du vocabulaire commun en principe à tous, il existe une série de langues particulières plus ou moins incomprises hors des milieux sociaux ou professionnels qui les emploient. Le vocabulaire de ces diverses langues, qui figure, en grande partie, à la nomenclature des lexiques ordinaires, noyé dans les colonnes alphabétiques, devient accessible à chacun, si on le rattache au fonds commun à tous les Français. Ainsi, le mot cynégétique, familier aux chasseurs puisqu'il désigne l'art de la chasse, doit être relié à chasse; les expressions du langage maritime : amener, enverguer, éventer, ferler, gambier, larguer, rabanter une voile doivent se rencontrer à l'article voile, etc.
Il est inutile de multiplier les exemples dont le présent dictionnaire abonde, pour comprendre la possibilité de passer du connu à l'inconnu et de l'idée vague à l'expression précise.
Je voudrais seulement attirer l'attention sur une forme très féconde d'analogie : celle qui provient des affixes, c'est-à-dire des préfixes et suffixes. Il y a un parallélisme évident entre les dérivés du latin aqua, et un autre, non moins évident entre ces dérivés et ceux du grec hydôr. Les uns et les autres évoquent l'idée d'eau et tout dictionnaire analogique les rapproche sous ce terme. Pour les mots composés du même suffixe le rapprochement s'impose d'autant plus que l'ordre alphabétique les disperse dans un dictionnaire ordinaire. Un étudiant en médecine peut fort bien connaître les suffixes -tomie et -ectomie (du grec temnein, couper et ektemnein, extraire par incision), mais oublier que cornée se dit keras en grec. Le dictionnaire ordinaire lui sera d'un piètre secours pour retrouver keratectomie, excision d'une portion de la cornée. Afin de secourir les mémoires défaillantes, les suffixes savants ont été traités ici comme des articles groupant les termes qui en sont formés.
J'ai employé d'autres méthodes que mes devanciers, mais la conception d'un dictionnaire analogique est déjà ancienne. C'est en 1852 que le Dr Peter Mark Roget publiait en Angleterre son « Thesaurus of English words and phrases » (Longmans, éd.), en 1862 que P. Boissière donnait son Dictionnaire analogique de la langue française dont Charles Maquet a présenté en 1936 une édition réduite et refondue (Larousse, éd.). L'abbé Élie Blanc a publié une « classification naturelle et philosophique des mots, des idées et des choses » dans un « Dictionnaire universel de la pensée » (E. Vitte, éd., 1899), P. Rouaix un « Dictionnaire des idées suggérées par les mots » (Colin, éd.), P. Schéfer un « Dictionnaire des qualificatifs classés par analogie » (Delagrave, éd., 1905)…
Tous ces ouvrages sont des catalogues de mots groupés autour de quelques termes d'identification ou mots-centres : un millier chez Roget, deux mille chez Boissière.
Le choix de ces mots-centres en nombre limité aboutit soit à étendre excessivement la compréhension des rubriques, soit à rejeter les expressions qui ne peuvent y trouver place.
La présentation des analogies, article par article, dans le cadre d'un dictionnaire alphabétique, a paru plus sûre pour fournir au chercheur l'expression adéquate à sa pensée.
Dans quelle mesure la méthode adoptée rapproche-t-elle du but ? Là encore l'œuvre ne sera exempte ni de lacunes, ni d'imperfections. Nul plus que moi n'en est persuadé, bien que je me sois efforcé, suivant le conseil de Ch. Bally, « d'établir la chaîne logique des associations, de les grouper, de les serrer en mailles toujours plus nombreuses, jusqu'à former un réseau où tout se tient. » (Traité de stylistique, Heidelberg, 1921, t. I, p. 128).
Les termes mêmes des définitions ont fourni les fils. Le réseau a ensuite été vérifié, renforcé, complété au moyen de centaines de milliers de textes qui illustrent, pour ainsi dire sur le vif, les rapports des choses et les rapprochements d'idées.
Ce n'est, sans doute, pas toujours sans quelques détours que le lecteur rencontrera l'expression, la locution, le proverbe ou la citation précise qu'il recherche. Sous peine de grossir démesurément le dictionnaire, la hiérarchie des mots a dû être respectée. Il y a parmi eux des chefs de famille, des genres, des espèces, des variétés. Prendre est plus général que saisir, qui est, à son tour, plus général que empoigner ou gripper. La substance des articles est d'autant plus riche que la compréhension du mot est plus large, à moins que, jugée trop large, elle n'ait été répartie entre les diverses espèces du genre. On ne saurait appliquer en matière de langage les classifications rigoureuses des botanistes ou des zoologistes : les problèmes que pose chaque mot ne peuvent être uniformément résolus.
Une des difficultés du dictionnaire alphabétique et analogique consistait à bien séparer ce qui s'applique exactement au mot défini des idées plus ou moins nombreuses qu'il suggère. J'espère avoir évité l'écueil qui guette les lexicologues : « l'habitude de considérer les mots synonymes comme des équivalents et de définir les uns par les autres » (Hatzfeld et Darmesteter, préface, XV). Les associations d'idées, précédées de la lettre V. (Voir) et imprimées en caractères gras se distinguent nettement dans le texte de ce qui appartient proprement à la définition. Les exemples illustrant les définitions sont en italique. Aucune confusion ne doit donc obscurcir le sens des mots.
Un dictionnaire doit toujours beaucoup à ceux qui l'ont précédé : celui-ci plus qu'un autre, peut-être, en certaines de ses parties. Le principal de mon effort s'est appliqué au classement des idées et au dépouillement des auteurs, parce que c'est en cela que j'ai cru faire œuvre originale et utile. Pour le reste, j'ai dû emprunter aux dictionnaires généraux et spéciaux, sous peine de reculer indéfiniment l'achèvement. Faute de les citer tous je mentionnerai ceux auxquels je dois le plus.
Ce sont :
pour l'étymologie : les dictionnaires de W. v. Wartburg, O. Bloch et W. v. Wartburg, Albert Dauzat, L. Clédat, H. Stappers, Hatzfeld et Darmesteter;
pour la nomenclature, le classement des sens, les définitions, les dictionnaires généraux de Littré, de Hatzfeld et Darmesteter, de Larousse, et plus particulièrement, la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie française, les dictionnaires de H. Bauche pour le langage populaire, de Lalande pour la philosophie, de M. Garnier et V. J. Delamare pour la médecine, de R. Gruss pour la marine, de Louis Réau pour l'art et l'archéologie, le Larousse de l'Industrie et des Arts et Métiers, le Larousse Commercial, l'Omnium agricole publié sous la direction de Henri Sagnier, les ouvrages de Gaston Bonnier pour la botanique, de Rémy Perrier pour une grande part de la zoologie, de A. Ménégaux pour les oiseaux, de Louis Roule pour les poissons, etc.;
pour les associations d'idées en plus des ouvrages signalés plus haut, j'ai eu fréquemment recours au vieux Dictionnaire des synonymes de B. Lafaye, paru en 1858, ainsi qu'au récent Dictionnaire des synonymes de René Bailly (Larousse, 1946). Quoique j'estime avec Hatzfeld et Darmesteter (Préface, p. XVI) que « du rapprochement de définitions exactes doit sortir sans effort la distinction des termes synonymes », je n'en pense pas moins que la confrontation de ces termes aide à les préciser : aussi ai-je inclus dans mes articles de nombreux passages de Lafaye et de Littré.
Parmi les ouvrages qui ont guidé ma voie, je n'aurai garde d'oublier La Pensée et la Langue de Ferdinand Brunot (Masson, 2e édition, 1926) dont la lecture, entreprise au cours de mes travaux, m'encouragea vivement à la persévérance.
Le bienveillant accueil réservé à mes premiers articles par MM. Georges Duhamel, Émile Henriot, André Maurois et mon maître André Siegfried m'est allé au cœur et a soutenu mon effort.
Il me reste à exprimer ma reconnaissance et mon affection à tous ceux qui m'ont apporté leur aide, d'abord à celle qui est pour moi la plus chère des collaboratrices, puis à Mme Brousse, Mme et M. André Muller, M. Albert Dahan. Je dois une gratitude particulière, pour la constance de leur concours, à Madame L. G. Deschepper, amie toujours fidèle, à M. Georges Pouzet, plein d'amical dévouement, et à mon cher condisciple Georges Chetcuti.
Je m'en voudrais d'oublier mon ami l'imprimeur Albert Jean dont la compétence et l'ingéniosité nous ont permis de surmonter mille difficultés.
1950.