Le Grand Robert : une aventure éditoriale
Redonner à l’utilisateur du Grand Robert des repères pour une entreprise intellectuelle d’un demi-siècle, telle est notre intention en vous soumettant la suite des préfaces et postfaces, depuis la première publication et jusqu’à ce jour.
Ce sont des mises au point, étape par étape, d’une aventure intellectuelle et éditoriale vécue par des équipes de spécialistes et de lexicographes. D’abord, l’inspirateur et éditeur, Paul Robert, puis les trois amoureux des mots qui lui permirent d’avancer dans la réalisation du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, à savoir Josette Rey-Debove, théoricienne du métalangage, Henri Cottez, formé à l’École normale supérieure aux côtés de Georges Pompidou et de Léopold Senghor, et l’auteur de ces lignes.
Derrière ces textes qui présentent les intentions enrichissant un projet ambitieux jusqu’au texte électronique d’aujourd’hui, c’est un demi-siècle et plus de travail collectif, de passion pour la langue française, qu’il faudrait évoquer.
Lorsque je rencontrai Paul Robert pour la première fois, à Alger où je m’étais rendu pour soutenir son travail, il avait publié un premier fascicule, couronné par l’Académie française. Il avait eu le courage de fonder une maison d’édition pour produire un livre dont seul le début — il s’agissait des mots commençant par A — était imprimé.
Dès lors, tout en contrôlant son équipe, dont il me confia la direction, l’ancien avocat était voué surtout au financement de son entreprise et au suivi de son fonctionnement, puis à la promotion, lorsque, volume par volume, le dictionnaire prit corps. Son habileté, son courage, l’esprit de corps et de camaraderie de l’équipe, formée à Alger, transférée à Casablanca pour des raisons financières, et enfin en son lieu naturel, Paris, firent que l’entreprise survécut et que le dictionnaire fut achevé, en 1964.
C’était le premier dictionnaire de la langue française à contenus linguistique, étymologique et littéraire depuis les grandes réalisations du xixe siècle. C’était aussi le premier dictionnaire de langue française à couvrir son histoire, de la fin du Moyen Âge, avec Villon et Marot, jusqu’à l’époque de rédaction, le premier aussi à intégrer un système de renvois qui anticipait sur l’hypertexte des années numériques.
L’aspect « analogique » du dictionnaire, c’était tout l’ensemble du champ sémantique des mots courants, l’apprentissage des mots plus rares, les synonymes, les contraires, les associations d’idées, en général séparés de la description du vocabulaire.
Le dictionnaire, cependant, manifestait sa longue élaboration par des inégalités de traitement. Après la réalisation du Grand Robert, occasion d’une révision approfondie, il m’incomba de reprendre, compléter et moderniser tant la documentation — car le français évolue vite et sa littérature est active — que les méthodes — celles-ci devant intégrer les foudroyants progrès techniques apportés par l’informatique — pour concevoir et réaliser une refonte complète de l’ouvrage parue en 1985 sous le nom de Grand Robert de la langue française, augmentée de manière significative en 2001 et régulièrement complétée depuis.
On trouvera les détails de cette étape dans la longue préface de ces éditions, qui constitue le résumé de mes idées sur le dictionnaire dans ses rapports avec la langue qu’il décrit — pour nous, le français, qu’il soit parlé et écrit en France ou ailleurs — et avec les sociétés et les cultures qu’il exprime.
Derrière ces préfaces successives, il y a la vie, les activités de plusieurs équipes, dont les membres sont mentionnés en tête d’ouvrage, la lutte pour la survie de cette étrange entreprise d’édition, fondée pour un seul livre qui était à peine commencé. Dans la terre natale de son initiateur, le jeune avocat Paul Robert, puis au Maroc, enfin, comme il se devait, plus près des grandes bibliothèques et de la Sorbonne, à Paris, la « Société du Nouveau Littré », devenue avec le succès du Grand Robert et de nombreux autres dictionnaires, les « Dictionnaires Le Robert », s’est rapprochée d’un grand éditeur scolaire, Nathan.
Entre-temps — je parle d’un demi-siècle de travail — Paul Robert, devenu chef d’entreprise et ambassadeur des dictionnaires qui portaient son nom, avait disparu. C’est dans la fidélité à son oeuvre que, de son vivant, fut élaboré, à côté du Grand Robert et de nombreux autres ouvrages, ce Grand Robert. À partir du texte, riche, passionnant mais par la force des choses, inégal, surtout dans ses premières lettres, de nouvelles équipes entreprirent d’établir un ouvrage plus complet, plus équilibré, plus accordé au français tout contemporain.
Le texte lui-même fut entièrement revu, enrichi, amélioré. De nouveaux talents se manifestèrent, en particulier, dans la rigueur et l’imagination, dans le sens aigu de la langue et de sa représentation, celui de Danièle Morvan. Elle passa des milliers d’heures à améliorer, enrichir, corriger, page par page, le Grand Robert, base des mises à jour que permettent aujourd’hui la mise en ligne. Ceci avant de superviser la rédaction de nouvelles entrées, par Marie-Josée Brochard et Sophie Chantreau, et de passer le relais à Édouard Trouillez.
Un souvenir : celui d’un long article sur le mot et la notion d’« histoire », qui était sérieux mais obsolète, et que Danièle Morvan transforma par la contribution de l’école française dite de la « nouvelle histoire », avec les signatures de Duby, Le Goff, Le Roy Ladurie, et d’autres grands historiens. Tout l’ouvrage fut ainsi mis à jour, avec une exploration, entièrement nouvelle dans les dictionnaires de notre langue, de la littérature récente en français, y compris les textes reflétant d’autres cultures, nord-américaine (le Québec), caraïbe, maghrébine, africaine subsaharienne — en un mot, ouvrant la description du français à la francophonie tout entière, ainsi qu’au français d’Europe, en Belgique, en Suisse comme en France.
L’aventure éditoriale du Robert a ainsi accompagné celle de la langue française, mieux perçue dans sa diversité comme dans son unité, car notre langue est une dans sa variation, au moins depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, ce que manifeste un ensemble de citations allant du Moyen Âge à l’écrivain vivant, englobant de nombreux auteurs ayant une langue maternelle différente, l’anglais (pour Samuel Beckett, par exemple), l’allemand, le russe, le chinois, l’arabe… C’est ainsi qu’on peut espérer montrer une image, non seulement de la langue française, mais aussi du monde en français.
Alain Rey, 2013